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Punir la souffrance bis

En 2010 sur Arte, un documentaire sur un service de l’hôpital psychiatrique Sainte-Anne a beaucoup fait parler de lui, par ce qu’il montrait d’inhumanité, de mauvais traitements, de manque total d’écoute, de non-respect du secret professionnel, de contournements de la loi (une HDT bricolée illégalement et un psychiatre qui assume le faire régulièrement, un consentement pour des ECT qui n’a rien de « libre et éclairé » puisqu’on présente ça comme un « examen » et qu’on force la signature du patient…), bref, le pire de ce qui se fait en psychiatrie. On se demande comment se comportent ces « soignants » lorsqu’il n’y a pas de caméra pour les filmer, d’ailleurs, étant donné ce qu’ils assument face caméra. Ce qui leur a valu une petite tape sur les doigts de la part du Conseil de l’Ordre des médecins (un an d’interdiction d’exercer dont neuf mois avec sursis et trois mois dont deux avec sursis, pour des cas aussi graves, j’appelle ça une tape sur les doigts, oui. J’appelle même ça des vacances offertes gracieusement).

Il y aurait beaucoup (beaucoup, beaucoup, beaucoup) de choses à dire sur ce reportage (et sur bien d’autres aussi d’ailleurs, parce qu’à force de regarder des documentaires sur les hôpitaux psychiatriques – chacun-e ses monomanies hein – je dois dire que lorsque j’y vois un-e soignant-e qui fait son travail avec bienveillance et non-jugement, la rareté du fait ne fait que renforcer mon admiration et mon soulagement. Oui, il est possible de soigner en psychiatrie de façon bienveillante et consciencieuse, et oui, il existe des soignant-e-s, psychiatres, infirmiers/ères, aides-soignant-e-s… qui n’ont pas perdu de vue le sens de leur métier. Ouf !).
On pourrait disserter longuement sur cette scène où des « soignant-e-s » obligent une jeune femme à abandonner ses vêtements-carapace, dernier rempart contre sa perte d’identité et mince protection contre la violence du monde extérieur, sans écouter ce qui se trame derrière son refus de se mettre en pyjama. Ton méprisant (« si tu veux sortir fumer, tu te les gèles dehors »), abus de pouvoir, déshabillage forcé commis par un homme (adieu respect de la pudeur, nous t’aimions bien), appel au protocole parce que le cadre ne doit pas être discuté ou assoupli, même lorsqu’il est violent et inadapté, et, cerise sur le gâteau (amer, le gâteau), menace d’une injection-punition qui finalement ne sera pas faite, parce qu’une infirmière garde quand même à l’esprit que non, on n’injecte pas des médicaments pour être « crédible » (l’autre « soignant » présent était prêt à y aller, puisque dès le départ il considère l’injection comme étant une punition, ne pas mettre sa menace à exécution revient donc à perdre en crédibilité. Non pas en tant que soignant, mais en tant qu’autorité, puisque c’est entièrement, totalement et uniquement dans cette seconde posture qu’il se tient, alors qu’il n’a pas à y être, même un tout petit peu). Résultat : celles et ceux qui devraient être là pour soulager la souffrance, sont justement celles et ceux qui induisent chez cette patiente une grosse crise d’angoisse avec des idées suicidaires. N’importe qui traité-e de cette façon, même une personne sans grande fragilité psychique, serait angoissé-e et désespéré-e. Moi qui suis en souffrance psychique, qui ai un rapport particulier et difficile au corps, à la pudeur, aux hommes, aux soignant-e-s et aux vêtements, si on me faisait subir ça, je m’effondrerais psychiquement, et je ne sais pas combien d’années de thérapie bienveillante, empathique et compréhensive il me faudrait pour m’en remettre, ni si je m’en remettrais un jour… ça explique sans doute en partie pourquoi cette scène me choque particulièrement et pourquoi je ressens tant d’empathie vis à vis de cette patiente, ça n’excuse pas du tout le comportement des soignant-e-s. S’ils et elles ne sont pas capables de prendre en compte les fragilités psychiques des patient-e-s, qu’ils et elles changent au plus vite de métier (garagistes, c’est pas mal aussi, et vous pouvez ouvrir le capot autant qu’il vous plaira, aucune voiture ne sera traumatisée par le non respect de sa pudeur et de sa dignité).

J’ai lu des soignant-e-s dire que ce reportage est déjà vieux et qu’on a évolué depuis dans les pratiques. C’est vrai, on a « évolué » : moins de soignant-e-s, moins de formation puisque les ISP, voué-e-s à disparaître, sont de moins en moins nombreux/ses avec le temps qui passe, moins de places pour des patient-e-s toujours plus nombreux/ses, des appels fréquents de la part d’hommes politiques à confondre soin psychiatrique et sécurité intérieure, et donc augmentation en flèche des hospitalisations sans consentement, des pratiques d’isolement, de contention mécanique et chimique, de pyjama obligatoire, de punitions diverses et variées, de caméras dans les chambres, de portes fermées à clefs, des soignant-e-s qui ont peur des patient-e-s et ne les écoutent pas parce qu’ils et elles ne les comprennent pas. Ce n’est pas l’évolution dont on avait rêvé, franchement.

Mais là où beaucoup de gens ont concentré leur colère sur certaines scènes où la maltraitance est évidente (et parfois sur certaines pratiques qui ne sont pas forcément, en soi, de la maltraitance, comme les ECT), je voudrais revenir sur une scène particulière, qui semble tellement simple et dérisoire, mais concentre à elle seule une grande part du problème : l’incapacité à écouter et comprendre l’autre, au delà de son diagnostic posé comme un archétype, alors que derrière chaque schizophrène, derrière chaque maniaco-dépressif/ve, derrière chaque mélancolique, derrière chaque état-limite, il y a une personne unique et entière.
Nous avons dans cette scène, un soignant, et un patient diagnostiqué schizophrène et en début d’agitation (il y a aussi un autre patient dont la curiosité est attirée par la scène, et une infirmière qui lui demande de retourner dans sa chambre parce qu' »on n’est pas au spectacle », ce qui est totalement contradictoire avec le fait que la scène est filmée et va être vue par des milliers de personnes, qui seront informées du nom du patient, de la ville d’où il est originaire, de son mode de vie, de son diagnostic et de son traitement, et verront son visage. Tout le monde peut donc profiter du spectacle, sauf le patient de la chambre d’à côté). Le soignant essaye d’abord de faire son métier de soignant en écoutant le patient. Néanmoins il reconnaît lui-même, à plusieurs reprises, qu’il ne comprend pas ce que l’autre lui dit. Et cette incompréhension va malheureusement mener à de la maltraitance.
Si le film est facilement visible sur internet, je retranscris néanmoins une partie du dialogue ici, parce que c’est majoritairement sur cette partie que je vais appuyer mon propos :
Le soignant (après avoir constaté que le patient est « très tendu », ce que le patient ne nie pas) : « Ce qu’on va faire là, c’est qu’on va vous proposer un supplément de traitement à boire. »
Le patient : « Oui, très bien, très bien. Deux fois si vous voulez. »
Le soignant : « Est-ce que vous allez le prendre si on vous le propose ? »
Le patient : « J’ai dit « deux fois » ! Je vais prendre deux traitements. Une dernière cigarette, et votre traitement. Ça va comme deal ?
Le soignant : « Et l’autre chose par contre… »
Le patient : « Ça va comme deal ou pas ? Vous pouvez comprendre ça, vous pouvez être franc ? »
Le soignant : « Moi j’aimerais bien comprendre, discuter. Je vous sens très tendu et… »
Le patient : « C’est facile : soit j’ai une cigarette et votre traitement, soit je n’ai rien du tout et je me tape la tête contre le mur s’il le faut, et elle [montrant la cameraman], elle peut filmer là. […] »
Le soignant : « Vous auriez envie de vous taper la tête contre les murs ? »
Le patient : « Ne me cherchez pas monsieur, ne me cherchez pas. »

On peut apprécier le fait que ce soignant tente de comprendre ce que lui dit le patient. Sauf qu’en l’occurrence, c’est complètement raté. Le patient admet qu’il est tendu, accepte de prendre le traitement par voie orale (même deux fois s’il le faut !), mais demande juste à aller fumer une cigarette. Toute personne étant ou ayant déjà été dépendante au tabac (à ce jour la drogue connue pour être la plus addictive de toutes, loin devant l’héroïne ou l’alcool) sait que quand on est énervé-e ou stressé-e, le besoin de fumer a tendance à se faire sentir, et que ne pas pouvoir fumer lorsque le besoin s’en fait sentir augmente le stress, l’énervement, l’angoisse. Toute personne qui se prétend soignante devrait savoir ça aussi. On réglerait bien des problèmes d’agitation et de « violence » de la part des patient-e-s en psychiatrie si on prenait en compte ce simple fait, et si on laissait les gens fumer lorsqu’ils et elles en ont besoin.
Peut-être que certain-e-s se disent qu’en tant que soignant-e-s, ils et elles ne sont pas là pour encourager un comportement addictif et dangereux pour la santé. Sauf qu’arrêter de fumer (comme arrêter n’importe quelle autre drogue), c’est une décision qui doit venir de la personne concernée, d’une part parce que sinon ça n’a aucune chance de fonctionner, et d’autre part parce que forcer quelqu’un au sevrage est une violence et une atteinte à la liberté (fut-elle celle de s’aliéner). Mais en plus, qui peut sérieusement croire que le meilleur moment pour arrêter de fumer, c’est lorsqu’on est en phase de décompensation psychique ayant menée à une hospitalisation, c’est à dire à un moment où on va mal, où on perd une grande part de son identité (le contrôle sur soi-même, sa liberté d’aller et venir, et même bien trop souvent le droit de garder ses vêtements ou de garder contact avec ses proches) ? Que les soignant-e-s arrêtent de fumer ou diminuent leur consommation de tabac si ça leur chante, mais qu’ils et elles cessent de forcer les personnes en souffrance à suivre la même voie, qui plus est au moment où leur souffrance est la plus aiguë. C’est juste la base du respect. Et non, les patchs ou les gommes de nicotine ne remplacent pas le fait de fumer une cigarette ; ce sont des aides qui peuvent être précieuses pour les gens qui décident de ne plus fumer, mais ça n’a pas la vocation et ça ne devrait pas être utilisé comme moyen de substitution forcée pour les personnes hospitalisées.

Au final, ce patient ne fumera pas sa cigarette. Il finira sous contention mécanique, avec un traitement en injectable. Avec le psychiatre qui téléphone à ses parents pour leur dire qu’il est sous contention parce qu’il était « très agité, opposant au traitement » et qu’on a été « obligés » de l’attacher. Oui, il était agité, mais dire qu’il était opposant au traitement n’est rien d’autre qu’un mensonge. Le traitement, il a dit deux fois de suite qu’il était prêt à le prendre deux fois ! Lorsqu’il parle de ne pas prendre le traitement et de se taper plutôt la tête dans les murs, il n’exprime ni le refus de prendre le médicament, ni l’envie de se taper la tête contre les murs (et je comprends ô combien son énervement lorsque le soignant répond à sa proposition par « vous auriez envie de vous taper la tête contre les murs ? »), il tente désespéramment d’exprimer son besoin d’aller fumer cette satanée fichue clope. Sans doute habitué au manque d’écoute dans ce service, sa proposition de deal peut se traduire par « pas de souci pour prendre ce traitement, je sais bien que j’en ai besoin, mais j’ai aussi besoin d’aller fumer, c’est mon auto-traitement contre mon agitation et il a tout autant d’importance que celui que vous voulez me donner. » Ou en creusant un peu plus : « en refusant d’écouter mon besoin de fumer, vous brisez l’alliance thérapeutique, et il ne faudra pas vous étonner si votre manque d’écoute associé à mon manque de tabac me fait péter les plombs, augmente mon agitation au point de me taper la tête dans les murs et ne me donne plus du tout envie de prendre les médicaments que vous me donnez, puisque vous me refusez le droit de m’apaiser en fumant une cigarette ».
Au passage, je remercie encore le psychiatre qui devait décider si je pouvais sortir des urgences ou si je devais être hospitalisée, et dont la capacité d’écoute a été suffisamment bonne pour entendre, derrière mon « si vous m’hospitaliser, le jour où je sors je me suicide avec une lettre dans la poche comme quoi c’est de votre faute », non pas « je vais me suicider » (« vous auriez envie de vous taper la tête contre les murs ? ») mais bien « ceci est mon dernier recours pour vous faire comprendre à quel point l’idée d’une hospitalisation est violente pour moi ».
Ici, le patient tente d’utiliser son dernier recours pour faire comprendre au soignant à quel point son besoin d’aller fumer est important. Malheureusement, il n’est pas entendu.

Alors oui, ce n’est pas toujours facile de savoir comment réagir face à une personne en souffrance, à fortiori lorsque l’agitation monte, et ce n’est pas toujours facile d’entendre ce qui se dit derrière un discours, à fortiori un discours de schizophrène en crise (donc un discours pouvant paraître décousu, mais où la logique s’appuie sur une pensée plus rapide, et où les mots prennent parfois des doubles ou des triples sens). Sauf que le type, là, il est censé avoir fait des études pour ça, pour savoir écouter avec bienveillance et sans jugement (ici, la réputation de « patient agité » qui « gueule comme un putois » (sic) et fatigue les soignant-e-s vient briser l’écoute et le non-jugement).

Si j’étais à la place de ce soignant, voilà comment j’aurais procédé. Le patient est sur les nerfs et a besoin d’un traitement visant à calmer son agitation, mais il a aussi besoin de fumer une cigarette. Son deal est acceptable. Et si j’ai peur qu’en allant fumer, son agitation augmente et qu’il devienne violent ou incontrôlable, je rajoute juste une clause au contrat, en lui proposant, tout simplement, de d’abord prendre son traitement par voie orale, puis d’être accompagné par un-e soignant-e pour aller fumer sa cigarette, et comme ça il fume tranquille le temps que le traitement médicamenteux fasse effet. J’ai écouté le patient, j’ai entendu son besoin d’aller fumer, il a eu son traitement par voie orale ce qui lui a permis de s’apaiser, il a fumé sa cigarette ce qui lui a aussi permis de s’apaiser, et on ne finit ni par une injection forcée, ni par une mise sous contention, ni par le non-respect de son besoin d’aller s’en griller une, ni par un appel à ses parents où on leur ment pour leur faire accepter l’inacceptable. En prime j’ai consolidé l’alliance thérapeutique en montrant que je suis capable d’écouter et de prendre en compte une demande simple, au lieu de sauter sur de grands chevaux en entendant « [se] taper la tête contre les murs ».

Je ne suis pas soignante en psychiatrie, je n’ai que le bac et quelques mois de licence de Lettres (et des études de vie, de rue, de drogues, de souffrance psychique, d’angoisse insupportable, mais on ne donne pas de diplôme pour ces études-là, ni même de considération sociale) mais je suis meilleure soignante que ce genre de soignant-e-s.

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2 commentaires

  1. Ce documentaire, c’est à croire que c’était un montage pour montrer aux étudiants tout ce qu’il ne fallait pas faire tellement les soignants étaient mauvais. Ces deux passages m’ont frappée aussi, tellement c’était évident que le soignants mettaient de l’huile sur le feu. Je l’ai vu quand il est passé sur Arte, il y a des années donc, mais je ne peux pas l’oublier. Il m’a tellement mise mal que moi qui suis allée au cours ou au travail dans des états pas possible, j’ai dû prendre un congé maladie, parce que deux jours après je ne me remettais pas de l’avoir visionné.

    Aimé par 1 personne

  2. Oui, c’est d’une violence assez insoutenable. D’autant plus que les « soignant-e-s » ont l’air de ne pas se rendre compte du tout de leur propre violence, et la justifient… Tout comme ils justifient de contourner la loi d’ailleurs.

    Je suis désolée d’apprendre à quel point ce film a engendré pour toi de la souffrance supplémentaire. D’autant que j’imagine sans peine que tu ne dois sûrement pas être la seule…

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