Usagère de drogues depuis des années, cela fait très longtemps que je milite, y compris IRL, dans l’auto-support, contre la pénalisation des drogues et contre la stigmatisation et la discrimination des UD (usagers/ères de drogues). Même si ce terme est très peu répandu, on peut clairement parler de toxicophobie*, tant le rejet, les préjugés, les discriminations, les violences, les stigmates sont tenaces vis à vis des UD (qu’on soit dépendant-e-s ou non). Il y a clairement un système oppressif, rarement pris en compte, mais violent et délétère pour les personnes concernées.
D’autre part, je suis aussi très sensible aux questions de validisme, et surtout de psyvalidisme. Il me semble essentiel de lutter aussi contre les discriminations et la stigmatisation des personnes malades mentales ou psychiques, ou en souffrance psy.
Le problème, c’est qu’en naviguant entre ces deux milieux de lutte, il y a de gros problèmes qui me sautent aux yeux, et que j’aimerais aborder ici.
Côté auto-support des usagers/ères de drogues, on retrouve régulièrement une pensée qui nie la dimension d’auto-médication (ou de tentative d’automédication) des souffrances psychiques par la prise de drogues**. On met l’accent sur le plaisir, sur la recherche de plaisir, parce que parler de la souffrance psychique, c’est risquer de se retrouver psychiatrisé-e-s et de se voir nier la légitimité de recourir à des drogues non prescrites pour calmer ces souffrances. Pourtant, il me semble évident que, même si ce n’est pas toujours conscient, une très grande part des UD consomment pour (tenter d’)apaiser une douleur morale ou psychique (et/ou, parfois aussi, physique). Ce qui ne devrait pas être vu comme une bonne raison de critiquer notre choix de s’auto-médiquer ainsi, ni même comme une preuve que nous serions aliéné-e-s (oui nous sommes aliéné-e-s. Comme tout le monde en fait). D’abord parce que l’auto-médication fonctionne souvent très bien (en tout cas pas moins bien que les prises de psychotropes légaux : ça ne règle pas le souci psy de base, mais ça permet de survivre à sa souffrance et de la supporter afin d’avoir une vie à peu près potable), ensuite parce que nier la réalité n’est à mon avis jamais une bonne manière de militer.
Oui, je prends de l’héroïne parce que ça calme mes angoisses et me donne l’énergie qui me manque au quotidien. Non, ça ne donne à personne le droit de décider à ma place de ce qui est bon pour moi (comme pousser au sevrage), ni de me discriminer et de me stigmatiser (y compris en se servant pour ça de la loi, qui en l’occurrence est illégitime).
Plus grave à mon sens, chez les gens qui militent contre la psychophobie, les représentations quant à l’usage de drogues ne sont pas remises en causes : ce sont les mêmes que dans le reste de la population.
Déjà, dans ces milieux, il n’est jamais question d’usage de drogues, on n’y parle que d’addiction. Alors, faut-il le rappeler, les consommateurs/trices qui sont dépendant-e-s sont une minorité. Pour l’alcool, c’est 10%, pour l’héroïne on monte à 30%. Le record est détenu haut la main par le tabac, avec un tiers des consommateurs/trices qui sont dépendant-e-s (source : travaux du docteur Hart, neurobiologiste spécialiste des drogues, ASUD-Journal n°55). Et quand bien même une personne est dépendante, ça ne donne pas de légitimité pour participer à l’épandage des préjugés et des discriminations sur les UD, dépendant-e-s ou non.
On en arrive à lire des horreurs. Comme des gens qui, croyant bien faire, rappellent que les personnes schizophrènes ne sont pas plus dangereuses que les autres, en prétextant que les passages à l’acte violents seraient majoritairement dus à… la consommation de drogues. Même Baptiste Beaulieu, du blog Alors Voilà, qui pourtant d’ordinaire est très attentif à ne pas discriminer les personnes opprimées (Baptiste si tu passes par là : je t’aime), est tombé dans le panneau. Alors nous on lutte contre cette idée que les UD seraient des gens violents et agressifs, parce que c’est un préjugé, un stigmate à l’origine de bien des violences oui, mais des violences qu’on subit. Et de l’autre côté, des gens luttent contre les stigmates qui renforcent les violences envers les malades psy, en s’appuyant sur le même stigmate concernant les UD. Ça donne une impression de « arrêtez d’avoir peur des schizophrènes, sont pas dangereux/ses, sauf bien sûr ces mauvais-e-s schizos qui prennent des drogues ! » Outre qu’on ne luttera pas contre le rejet et la discrimination des un-e-s en renforçant le rejet et la discrimination des autres, c’est aussi double peine pour les personnes concernées à la fois par la maladie psy et l’usage de drogues…
Autre exemple de ce préjugé sur les UD forcément violent-e-s, dans un document pourtant fort utile et intéressant de la Communauté Européenne, demandant la fin des pratiques de contrainte en santé mentale, qui sont contraires aux droits humains et à la la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées. Cette prise de position ne pourrait que nous réjouir, si nous n’y trouvions pas, là encore, l’idée que les violences commises par des personnes schizophrènes seraient dues à leur consommation de drogues. Là encore, on déstigmatise d’un côté en renforçant la stigmatisation de l’autre…
Sur le blog de Schizonormale, on y lit que le déni, le mensonge et la dissimulation vont avec l’addiction. Ce sont des préjugés très répandus dans la société, mais ça fait toujours un peu plus mal de les lire ou entendre de la part d’une personne concernée, qui en plus lutte contre la stigmatisation des malades psy… Comment peut-on aller critiquer le mensonge et la dissimulation chez des personnes pour lesquelles mentir et dissimuler est une mesure de sauvegarde ? Combien d’UD ont perdu leur travail, la garde de leurs enfants, l’amitié de leurs proches, ont été jeté-e-s dehors par leurs parents ou hospitalisé-e-s contre leur gré en psychiatrie juste parce que leur consommation était connue ? Venir les accuser de dénier, mentir et dissimuler et prétendre que c’est inhérent à leur « maladie », c’est être dans le déni de la façon dont cette société nous traite ! (Au passage, l’usage de drogues n’est pas une maladie. Souvent, pas toujours, c’est un symptôme. Jamais une maladie.)
Quand les proches (qui souvent sont les premiers/ères à mettre une bouteille de vin sur la table ou à fêter les événements heureux au champagne) réagissent aux prises de drogues par des crises de colère, de larmes ou d’angoisse, il est totalement légitime, pour se protéger et les protéger (même si ça ne fonctionne pas toujours), de leur dissimuler notre consommation. Au passage, tout le monde a ses jardins secrets, à fortiori sur des questions intimes, et l’usage de drogues est une question intime. Comment réagiriez-vous si des gens venaient se plaindre du fait que leur proche ment et dissimule sur la fréquence ou les circonstances de ses masturbations ? (« C’est inhérent à la maladie », mouhahaha…!)
Elle dit aussi aux proches qu’il est légitime qu’ils et elles se sentent véxé-e-s, blessé-e-s, agacé-e-s, encoléré-e-s. Mais… non ! Non, ce n’est pas légitime d’être agacé-e ou blessé-e par la consommation de drogues ou l’addiction d’un-e proche ! Pas plus que d’être agacé-e ou blessé-e par sa schizophrénie, sa dépression ou sa coupe de cheveux. Vous avez parfaitement le droit d’être en colère si la personne, une fois sous l’effet de l’alcool ou d’une autre drogue, ne vous respecte pas, mais soyez-le pour son comportement, pas pour ce qu’elle consomme. Mon corps, mes choix, ça vaut aussi pour ce que je me mets dans les veines ou le cornet.
Je n’ai donné que quelques exemples, mais ils foisonnent. Alors, à quand une véritable convergence des luttes, basée sur une écoute et une compréhension mutuelles et sources de respect et de dé-stigmatisation, entre militant-e-s contre la psychophobie et le psyvalidisme d’un côté, et militant-e-s de l’auto-support, contre la toxicophobie et la pénalisation des drogues de l’autre ? Il serait grand temps…
*Oui, j’utilise le terme de « toxicophobie », qui s’appuie sur la racine de « toxicomanie », alors que le terme de toxicomanie est fortement problématique. Dire « UDphobie » serait plus pertinent, sauf qu’entre les gens qui ne savent pas ce que signifie « UD » et celles et ceux qui n’ont pas conscience du problème de discrimination envers les UD… Alors pour l’instant je vais garder « toxicophobie », parce que son sens est plus facile à comprendre.
**À ce sujet, allez lire de toute urgence le livre Pour en finir avec les toxicomanies, Psychanalyse et pourvoyance légalisée des drogues, de Jean-Pierre Jacques. Livre qui a toute sa part dans le combat contre les préjugés à l’égard des usagers/ères de drogues.
Pour aller plus loin sur le sujet des drogues et de la toxicophobie, je ne peux que vous encourager à aller voir du côté de l’association ASUD (Auto-Support des Usagers de Drogues).