Parmi les revendications souvent pertinentes des patient-e-s en psychiatrie, mais aussi parmi les critiques venant de gens qui s’intéressent simplement au sujet, ou même de soignant-e-s, se cache quelque chose qui m’a toujours profondément gênée, et qui, le temps passant et ma réflexion se creusant, me choque en fait de plus en plus.
Il s’agit de la critique faite aux hôpitaux psychiatriques de mélanger les pathologies. Souvent, les termes utilisés sont du genre :
« On y met ensemble les dépressifs/ves, les gens qui traversent une période difficile de leur existence, avec de vrai-e-s fous/folles. »
Une étudiante dans le domaine de la santé m’a même sorti :
« En HP, on mélange les simples dépressifs/ves avec des gens à qui il manque une case. »
Concrètement, je ne sais pas ce qu’est une personne « à qui il manque une case ». Je connais des psychotiques, des autistes, des personnes avec retard mental… Aucun-e n’a de case en moins. Il faudrait déjà que le cerveau, ou la psyché, soit une boîte de rangement, ou un formulaire, avec des cases à remplir. Ce n’est pas ma façon de voir les individus.
Derrière cette revendication, se cache l’idée que les personnes (gravement) psychotiques (puisque ce sont elles qui sont désignées par les vocables « fous/folles » ou « gens à qui il manque une case ») ne sont pas fréquentables, pas même dans les lieux où on leur apporte (où on est censé leur apporter en tout cas) les soins dont elles ont besoin. Puisqu’on les oppose à celles et ceux qui traversent juste une période difficile, c’est à dire aux gens qui ont une mauvaise passe mais ne sont pas malades psy continuellement, il y a aussi l’idée que le monde des patient-e-s en hôpital psychiatrique se divise en deux grands groupes :
– Celles et ceux qui sont sain-e-s d’esprit, mais qu’un coup dur, un burn out, une fragilité psychologique ou neurologique a pu momentanément rendre malades. On considère que ces gens-là vont s’en remettre, qu’ils et elles vont, une fois soigné-e-s, retourner dans le monde « normal », retrouver leur famille, leur travail, leurs ami-e-s, bref, redevenir des citoyen-ne-s à part entière.
– Celles et ceux qui sont fous/folles, à qui il « manque une case », celles et ceux dont on considère que « leur place est à l’asile ». On ignore, où on fait mine d’ignorer, que (la plupart de) ces gens-là aussi vont sortir de l’hôpital, et retrouver leur vie d’en dehors, et même possiblement leur famille, leur travail, leurs ami-e-s, et que ce sont de toute manière aussi des citoyen-ne-s à part entière. D’aucun-e-s trouvent ça irresponsable, et n’hésitent pas à réclamer, à demi mots ou à grands cris, qu’on les enferme à vie par mesure de précaution. La figure du psychotique forcément dangereux, mythe encouragé par nombre de médias et de politicien-ne-s, suffit à effacer le principe d’égalité entre tou-te-s. On ignore aussi que celles et ceux qui ne sortent pas de l’hôpital (oui, il y en a) ont aussi une famille et des ami-e-s, et sont aussi quoiqu’il arrive des citoyen-ne-s et des personnes à part entière.
Le plus triste est d’entendre ce genre de revendications dans la bouche de personnes qui sont elles-mêmes touchées par la maladie psy, et subissent le psyvalidisme.
De la même manière que même chez les UD, il y a souvent une tendance à désigner plus drogué-e-s que soi, et donc plus dangereux/ses, plus irresponsables, plus méprisables que soi. Ainsi les gens qui militent pour la dépénalisation du cannabis en s’appuyant sur les arguments comme quoi ce serait une « drogue douce » et naturelle, comme quoi ses consommateurs/trices ne seraient pas des drogué-e-s toxicos shooté-e-s junkies (au passage, je rappelle que « junky », ça signifie « déchet », donc merci de rayer ce sale mot de votre vocabulaire), comme quoi il faut garder les braves consommateurs/trices de cannabis loin des vilain-e-s dealers qui pourraient proposer des « drogues dures » et dangereuses à de braves citoyen-ne-s bien intégré-e-s qui ne font que fumer… Pour certain-e-s, la question de la dépénalisation des autres drogues ne leur viendrait même pas à l’esprit, voire ils et elles y sont farouchement opposé-e-s, et ils et elles se basent d’ailleurs pour ça sur les mêmes arguments que celles et ceux qui refusent la dépénalisation du cannabis.
Mais il n’y a pas qu’entre les consommateurs/trices de cannabis et les autres UD qu’on retrouve cette dichotomie. Elle se retrouve à tous les niveaux de conso. Celles et ceux qui prennent des hallucinogènes n’hésitent pas à critiquer, stigmatiser et refuser de côtoyer celles et ceux qui consomment des amphés ou de la coke. Certain-e-s consomment de tout, mais considèrent l’héroïne non seulement comme la limite à ne pas franchir (ce qui tient de leur choix personnel et n’est pas critiquable) mais aussi comme la drogue des gens pas fréquentables*. Et parmi les consommateurs/trices d’héroïne qui la sniffent ou la fument, il s’en trouve un nombre considérable qui stigmatisent celles et ceux qui l’injectent.
De la même manière, là où des gens en burn out ou dépressifs/ves voudraient qu’on sépare les HP en une partie pour les dépressifs/ves et une partie pour tou-te-s les autres, celles et ceux qui sont maniaco-dépressifs/ves (bipolaires) par exemple, ne se mettent pas dans la case des fous/folles psychotiques, mais bien dans celle des pas trop « atteint-e-s » qui aimeraient ne pas avoir à se coltiner de grand-e-s schizophrènes en plein délire. Bref, on se met toujours dans le groupe des malades mais pas trop, et on stigmatise celles et ceux qu’on considère comme plus malades que soi, en demandant à ce qu’ils et elles soient séparé-e-s, mis-es à l’écart.
Face à de telles revendications, outre la problématique éthique et politique évidente, je me suis toujours demandé ce que donnerait effectivement un service réservé aux patient-e-s dépressifs/ves et mélancoliques… Un « joyeux » endroit où les discussions pourraient rester éternellement basées sur les idées noires, les pulsions suicidaires, la fatigue et le pessimisme, sans être dérangées par la flamme du délire ou le piquant de l’agitation ? Très franchement, non merci, mais si c’est vraiment ce que certain-e-s désirent, après tout… s’il n’y avait que cet aspect anti-thérapeutique au possible qui entrait en ligne de compte, on pourrait très bien créer des services spéciaux pour dépressifs/ves refusant de côtoyer d’autres malades. Histoire qu’ils et elles se rendent compte par eux-mêmes et elles-mêmes des conséquences cliniques de leur revendication.
Sauf qu’il y a un aspect bien plus grave à mon sens. La tendance qu’a notre société à créer des catégories de sous-humain-e-s, de sous-citoyen-ne-s, et de pointer du doigt les malades psy comme étant tellement bizarres et dangereux/ses qu’on ne veut pas d’elles et d’eux dans la cité est déjà plus que problématique. Que ces stigmatisations et discriminations gagnent même les patient-e-s et les soignant-e-s, c’est désespérant. On ne veut pas des fous/folles dans la cité, mais on n’en veut pas non plus à l’hôpital psy, où ils et elles pourraient déranger les autres malades. L’étape actuelle est de demander à ce qu’on leur crée des services de psychiatrie spéciaux, des services ghettos. À quand l’étape où on les considérera (de nouveau…) comme à la fois inutiles à la société et aux vies inutiles pour eux-mêmes et elles-mêmes, et où on réclamera leur mise à mort par injection létale, pour le bien de tou-te-s, comme le suggèrent plusieurs (!) commentateurs/trices Youtube sous des vidéos traitant de la psychiatrie**…?
* Qu’on peut même se permettre de refuser en rave parties, sous prétexte que leur drogue serait « pas festive ». Ce qui m’a toujours paru franchement capillotracté, étant donné que les consommateurs/trices d’alcool y sont toujours accepté-e-s sans condition, alors que c’est bien l’alcool, et non l’héroïne, qui déclenche les comportements suivants : gens qui titubent et te renversent leur verre d’alcool sur tes vêtements, souvent sans même s’en rendre compte et sans pratiquement jamais s’excuser, gens qui te tombent dessus parce qu’ils ou elles ne tiennent pas debout mais tiennent quand même à danser, gens qui cassent des cannettes et bouteilles en verre sur le sol en se fichant bien des conséquences qu’une patte de chien-ne, un pied nu d’humain-e ou un genou d’enfant rencontrant ces bouts de verre peuvent écoper, gens assoiffé-e-s de contacts sociaux qui ne se rendent pas compte que non, répéter huit fois la même phrase bateau en mettant sa bouche à l’haleine d’éthanol mêlé de vomi à trois centimètres du visage de son interlocuteur/trice n’est pas le meilleur moyen d’engager une conversation plaisante, gens qui s’engueulent et en viennent aux mains au moindre quiproquo, faisant terminer les soirées en bagarres générales.
Cette exclusion des rave parties pour cause de « drogue non festive » est parfois étendue aux consommateurs/trices de kétamine, sous prétexte qu’ils et elles ne tiennent pas debout, titubent, tombent sur les autres. Ce qui est vrai, mais exclure pour ces raisons ceux et celles qui prennent de la K tout en accueillant l’alcool à bras ouverts me semble le comble de l’hypocrisie.
**Une des réponses qui a été faites à l’un-e d’entre eux/elles, d’ailleurs, consistait à lui faire remarquer qu’en HP, il y avait aussi des gens qui traversaient une mauvaise passe, comme une dépression. La réponse est finalement aussi choquante que le commentaire premier, puisqu’elle ne remet pas en question l’idée que certain-e-s fous/folles n’auraient pas d’intérêt à vivre, seraient seulement un poids pour la société, et qu’il serait bon et bien de les mettre à mort…